L'araigne d'Henri Troyat
27 déc. 2010Gérard Fonsèque entend la sonnette. Qui cela peut-il être? Il est "une heure, ni sa mère, ni ses soeurs ne pouvaient être de retour."
Lequesne, un ami, revient du mariage de Luce qui s'est déroulé en l'absence de son frère Gérard qui "a fui les réjouissances nuptiales". "Avant-hier il a fait en sorte de prendre froid" afin de pouvoir garder la chambre "pour s'épargner le spectacle de Luce... s'agenouillant près de ce Paul Aucoc, pâle et gras comme un chat de poubelles".
Ce sont là ruses infantiles et pourtant Gérard est un adulte accompli. Enfin, son état-civil le prétend. Il vit de traductions pour une maison d'édition et songe à un essai philosophique sur le Mal.
Reclus volontaire, il se tient au courant des emplois du temps détaillés de ses proies naturelles, sa mère et ses soeurs. Il savoure le regret des soirées où quand il était souffrant et gardant la chambre, elles venaient toutes les quatre prendre le café et papoter autour de son lit... "elles lui arrivaient dociles, charmantes, alourdies de mystère." Lui, le savant, le pédant qui ponctue tous ses discours de citations ne peut se passer de ce cocon qui s'est naturellement tissé depuis sa naissance et dont il se sent roi, tyrannisant ses sujettes et en tirant une grande jouissance."J'ai trop travaillé pour ne pas discerner pour chacun la route à suivre..."
Hélas, cette harmonie s'est fendillée le jour où sa mère a annoncé les fiançailles de Luce "sourire fardé... gestes étirés... bâillements moelleux". "Il n'avait pas deviné, sur le moment, l'étendue exacte du désastre", certain que "Luce ne l'aimait pas... elle avait saisi l'occasion avec une hâte de petite grue ambitieuse."Quel abîme entre l'alliance qu'il avait souhaitée et le vil chantage à quoi elle se réduisait aujourd'hui."
Il a déjà persuadé l'aînée, Elisabeth "visage romain, dur et blanc" de rompre avec Joseph Tellier, le gérant du magasin de leur mère. "il l'avait sauvée d'une vie étroite... contre elle-même, contre tous".
Puisqu'il n'a pu empêcher ce mariage de Luce, qui a réussi à lui tenir tête, il décide de le faire capoter. Il va jeter Lequesne qu'il découvre amoureux de la jeune femme, dans ses pattes. "Une joie mauvaise le gagnait... Aucune pitié."
La mère, qui est rentrée à 7h30 du mariage, après s'être restaurée lors du lunch, annonce qu'elle a aperçu Tellier à la sacristie, et que les deux soeurs sont allées au théâtre avec leurs cavaliers. Gérard veillera jusqu'à deux heures et quand il entendra entrer les filles, enfin il pourra éteindre la lampe.
... Maintenant, les soirées sont tristes. Seule la mère se réjouit du départ de Luce et de son bonheur. Gérard se délecte d'évocations salaces qui le hantent et le torturent mais les filles envient leur soeur. Surtout Elisabeth qui se voit finir vieille fille et décide de réagir. Elle relance Tellier, "de quinze ans son aîné et qui boîte un peu." "Elisabeth la fière, l'obstinée, la dure Elisabeth demandait un maître". Cette fois Gérard ne peut empêcher l'union d'avoir lieu. Devant ce besoin de ses soeurs de s'accomplir loin de lui, il lutte comme un malade. En rendant visite au magasin de sa mère il découvre que Tellier a eu une aventure avec une des employées et sert à Elisabeth un énorme mensonge. Qu'importe si la morale dont il fait grand étalage est bafouée, son aînée se réfugie sous le toit familial, il est comblé.
...Tellier retrouvera sa femme, quittera Paris pour Metz... La mère mourra, laissant Gérard anéanti. Il vit maintenant avec la cadette, Marie-Claude" petit profil inachevé", qui suit des cours à l'école du Louvre; il n'envisage pas l'avenir sans elle... Las, elle va s'amouracher de Vigneral! Vigneral c'est le joyeux luron, le gars bien dans sa peau qui a servi de protecteur à Gérard, trop malingre pour réussir en EPS au lycée, (et plus tard ajourné pour insuffisance physique, exempté du service militaire). Quand il découvre la liaison entre sa petite soeur et Vigneral, Gérard décide de ne pas laisser s'échapper sa dernière proie naturelle. Il organise son faux-empoisonnement pour faire accourir ses soeurs, prenant soin de les en avertir pour jouir de leur angoisse à son chevet. Hélas pour lui, il a mal dosé les médicaments,le piège se referme sur lui et il meurt dans d'atroces souffrances. La poix de la toile savamment tissée a englué l'araigne.
Très beau roman, style agréable, concis, beau Goncourt!
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